Saint Martin Lys
Louis Amiel
Aventures de Jean Blaireau

Revue éditant la nouvelle de Amiel

Revue éditant la nouvelle de Louis Amiel (Source gallica.bnf.fr)

Titre de la nouvelle de Amiel

I.
A trois milles environ de Quillan, petite ville du Haut-Languedoc, on rencontre, en remontant le cours de l'Aude, un sombre et étroit défilé qui, pareil à une brèche immense, coupe en deux une haute montagne. A l'autre bout de ce défilé, dans lequel la rivière gronde en luttant contre les rochers entassés dans son lit, on découvre le chétif village de Saint-Martin, suspendu sur un versant rapide et couronné au levant et au midi par des rocs gigantesques dont la blancheur contraste avec la sombre verdure des sapins de la forêt royale des Fanges, qui débordent sur plusieurs points leurs sommets aigus. Cette forêt a appartenu, selon les vicissitudes du temps, tantôt aux puissans comtes de Roussillon, qui durent en faire le théâtre de leurs chasses, tantôt aux archevêques de Narbonne, et enfin à l'État, qui l'a exploitée et l'exploite encore pour la marine royale.

Avant la révolution de 93, cette forêt était très peuplée de bêtes fauves, et surtout de sangliers, mais n'en mangeait pas qui voulait, les habitans de Saint-Martin encore moins que les autres, attendu leur voisinage qui les exposait à la surveillance plus immédiate des gardes. Il arrivait bien, par-ci par-là, que quelques sangliers manquaient à l'appel, vu les promenades fréquentes au clair de lune de quelques mauvais gars de Belvianes, village situé à contre-bout du défilé, lesquels, malgré l'exemple récent d'un des leurs pris en flagrant délit et pendu sans rémission, n'en continuaient pas moins leur périlleux métier. Cependant le bruit courait que tous les habitans de Saint-Martin n'étaient pas logés à la même enseigne, et que l'un des plus pauvres, Jean Blaireau, avait dans sa cave une douzaine de jambons fumés de la plus belle venue, et dont pas un des porchers qui traversaient annuellement le village, ne pouvait se flatter d'avoir vendu les individus auxquels ils avaient adhéré naturellement ; mais ce qui ouvrait un champ plus vaste aux conjectures et dépistait complètement les mauvaises langues, c'est que maître Blaireau, outre qu'il était vieux, borgne et boiteux, n'avait, de sa vie, manié un fusil, et encore moins les écus nécessaires à pareil achat ; de sorte qu'à moins de supposer la découverte d'un trésor dans le maigre champ qui l'aidait à peine à vivre lui, son âne et sa femme, car il avait une femme, le cher homme, vérifiant ainsi pour sa part, le proverbe du couvercle qui, si ébréché qu'il soit, trouve toujours sa marmite, il devenait impossible d'assigner un motif raisonnable à cette possession. On fut donc réduit, pour trancher le nœud, à faire intervenir le diable, auxiliaire fort commode, sinon très lumineux, pour les gens dont la sagacité est à bout. Mais Blaireau s'inquiétait si peu du qu'en dira-t-on, qu'il n'avait pas l'air de faire attention aux chuchotemens des commères qui, groupées devant les portes, se signaient charitablement en le voyant passer. Au demeurant la meilleure pâte d'homme, bon, serviable, et ce qui ajoutait encore au louche de ses jambons, si compatissant, qu'il n'eût pas tué une mouche sans nécessité; fuyant quand sa ménagère tordait le cou à quelque poulet, tant il respectait la vie que Dieu fait circuler dans tous les êtres; à ce point qu'ayant un jour rencontré dans une sente un lièvre pris à un collet et se débattant encore, il l'en détacha précipitamment et fut si ravi après, de le voir détaler gaillardement, qu'il lui envoya, Dieu me pardonne, sa bénédiction.
Ce fut par suite du même sentiment qu'il pleura un renard qui mangeait ses raisins et que le jeune marquis d'Axat tua sous ses yeux ; mais c'est là sa seconde aventure : n'anticipons pas.
Un jour donc que, selon son habitude, Blaireau se rendait dès le point du jour, à son champ, clopin-clopant, une bêche sur l'épaule, sa femme à ses côtés et son âne devant, ils rencontrèrent un magnifique troupeau de porcs descendant du côté de Mont-Louis; et comme sa moitié s'extasiait sur leur beauté tout en déplorant la misère qui ne lui permettait pas d'en saler un, à la saint Vincent, comme ses voisines plus aisées, Blaireau s'efforçait en vain de la calmer.
— Songe, femme, lui disait-il, que ce que tu regardes comme un mal est un bien, car Dieu l'a voulu.
— Même la misère, n'est-ce pas?
— Et sans doute, car les pauvres sont ses enfans. Qu'est-ce que ce monde qui fuit comme une ombre en vue de la mort et de l'éternité ! Songe à la parole du Sauveur : qu'il est plus difficile à un riche d'entrer dans le royaume des cieux qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille.
— Fais-toi curé ! répondit sèchement sa femme.
C'est ainsi qu'ils continuaient à deviser, l'un courant après l'éternité, l'autre après ses porcs, lorsqu'ils furent brusquement interloqués par le son des cors, les abois des chiens et les cris des piqueurs qui éclatèrent inopinément au dessus de leurs têtes, dans la forêt des Fanges, dont les sapins débordaient le faite d'un précipice immense surmonté d'une croix en fer (Cette croix rappelle la mort d'une des plus jolies filles de Saint-Martin. Pendant qu'elle gardait son troupeau, un ours se jeta sur elle et l'enlaçant dans ses bras l'emportait, quand un bûcheron, attiré par les cris de l'infortunée, s'efforça à coups de hache de lui faire lâcher prise ; mais le ravisseur, plus soucieux de sa proie que des coups, l'emportait toujours en reculant, quand il tomba dans le précipice avec la jeune fille, et tous deux furent broyés), au bas duquel leur champ était situé.
— Encore quelque pauvre bête qu'ils vont traquer et mettre à mort, murmura Blaireau en soupirant, et pourquoi, juste ciel ! pour avoir brouté l'herbe, bu de l'eau claire et loué Dieu à sa façon en s'ébattant au soleil.
— Dis, imbécile, pour avoir dévoré nos navets en labourant notre champ de leur groin, comme font les sangliers, vendangé notre vigne comme le renard, pillé nos ruches comme l'ours.
— Eh ! quand cela serait, est-ce une raison pour leur ôter la vie que Dieu leur a donnée?
— Pourquoi pas, s'ils en privent eux-mêmes les chrétiens en leur coupant les vivres ; car enfin, sans leurs ravages.... nous aurions un cochon.
— Elle n'en démordra pas, fit tout bas le bonhomme. Eh bien! ajouta-t-il impatienté, tu en auras un, deux, trois et même cent, s'il plaît à Dieu.
— Ou au diable !
— Miséricorde! fit Blaireau en se signant, tu blasphèmes, malheureuse !
Ici le bruit de la chasse se rapprochant de plus en plus et roulant avec fracas sur les hauteurs environnantes, couvrit la voix de madame Blaireau qui reprit avec un redoublement de fureur :
— Prends garde, vieux fou, qu'ils ne tombent du ciel tout rôtis.
— Rien n'est impossible à Dieu, continua Blaireau qui baissait le ton à mesure que sa moitié enflait le sien.
Il achevait à peine, qu'une masse noirâtre, pareille à un cochon, s'élança du haut du précipice et tomba en sifflant à leurs pieds, un second, un troisième, un quatrième, un sixième enfin suivirent le même chemin avec la prestesse des moutons de Panurge, sans laisser aux époux le temps de respirer.
Six beaux sangliers, ma foi !
Le dernier était tombé depuis quelques secondes, que madame Blaireau, toujours les mains jointes, les yeux en l'air et la bouche béante, semblait attendre une recrudescence de cette manne si peu semblable à celle de l'Exode. Quand elle se fut assurée que le ciel bornait là son présent, elle toisa son homme de la tête aux pieds avec cet étonnement mêlé d'effroi que dut éprouver Balaam en entendant parler son âne, fit un grand signe de croix, puis relevant prestement son tablier, prit un vaste sac destiné à recueillir ses navets, et pendant que son mari, non moins étonné, contemplait dans une muette angoisse tant de victimes, elle déploya de ses mains et de ses dents convulsives l'ouverture du sac, sommant son mari d'un signe énergique d'y introduire au plus vite l'un des sangliers.
Notre homme, malgré sa répugnance, et un peu aussi en considération du danger auquel il s'exposait, si un garde forestier venait à passer et verbalisait contre eux, ce qui aurait pu les mener à la potence, obéit, non sans murmurer, à chaque effort pour ensacher le défunt: Pauvre bête! Quand ce dernier fut dument ficelé, empaqueté et hissé sur le dos de l'âne, madame Blaireau, en femme avisée, joncha de branchages et de feuilles de vigne les cadavres restans, puis, faisant siffler une gaule sur les côtes du baudet, le chassa gaillardement devant elle jusqu'au logis.
C'est ainsi qu'elle les voitura un à un jusqu'au soir sans se donner le temps de boire ni de manger, non plus que son digne conjoint, mais par un motif différent, car la tristesse produisait sur son estomac le même effet que la joie sur celui de sa compagne.
Maintenant, revenons sur nos pas, et voyons comment les males-langues de Saint-Martin étaient parvenues à transformer ce présent du ciel en cadeau du diable.
Le dimanche qui suivit l'événement, quelques habitans groupés devant l'église, après la grand'messe, écoutaient attentivement un piqueur à la livrée du marquis d'Axat.
— C'est un vrai tour du malin, disait-il (ici l'auditoire entier se signa), jamais sangliers en chair et en os n'auraient pu courir de la sorte : de la Pierre-Lis (C'est le nom qu'on donne au défilé dont tous avons parlé au début de ce récit.) au Quirbajou, du Quirbajou à Carach (Nom des montagnes qui avoisinent Saint-Martin et Axat, autre village peu éloigné en amont de la rivière), de Carach à la rivière, six lieues au moins, enfin ils se rembuchent à la Croix de l'ours... - Ah! ah! nous les tenons! s'est écrié notre jeune maître, cornez fanfares! Tayaut ! Tayaut! La meute se précipite comme un ouragan, nous nous lançons après elle, plus d'issue possible, ils sont acculés à la croix, entre nous et le précipice: Tayaut! Tayaut! pieux et fusils sont en arrêt! cornez fanfares!.... Voilà que tout-à-coup nos chiens déchantent et reviennent à nous, la queue et l'oreille basses; nous avançons rapidement, serviteur: pas plus de sangliers que dans mon œil. Que sont-ils devenus? hein !
— Il est de fait, dit un des assistans, que je n'y vois que du feu.
— Et moi donc! fit un second.
— C'est bien pour cela, reprit le narrateur, en baissant mystérieusement la voix, que le diable (nouveaux signes de croix simultanés dans l'auditoire), ainsi que je vous l'ai dit en commençant, était de la partie, car rien, voyez-vous, ajouta-t-il en se frappant le front, non, rien ne me tirera de là qu'ils se soient évaporés dans l'air comme les sorcières au sabbat.
A ces derniers mots, on vit l'un des auditeurs se détacher du groupe, clopin-clopant, non sans cligner de l'œil, en riant dans sa barbe, des sangliers fantastiques dont il allait peut-être en ce moment manger une tranche succulente tête à tête avec sa ménagère.

II.
Nous avons vu que madame Blaireau était loin de partager la sympathie de son bénin conjoint pour les quadrupèdes et volatiles en général, et pour le renard. en particulier, à cause de ses pilleries habituelles dans un petit carré de vigne qu'ils avaient au bout de leur champ. Or, parmi les qualités intrinsèques du renard, Blaireau admirait surtout son museau effilé, son œil luisant et sa belle queue traînante; ce n'est pas qu'il ne trouvât à reprendre un tantinet sur sa moralité, mais il fermait les yeux avec cette indulgence chronique des vieux oncles de comédie pour leurs mauvais sujets de neveux. Voici à quelle occasion ce faible lui était venu.
Au pied de la grande muraille du précipice que les sangliers avaient mesuré si lestement, le digne homme avait bâti, dans un enfoncement exposé au midi, une petite cabane servant à serrer ses ustensiles, à l'abriter en cas d'orage, et souvent aussi à prier Dieu en présence du soleil, des fleurs et des oiseaux qui venaient chanter sur un vaste chêne au tronc creusé par les siècles, dont les vigoureux branchages se projetaient sur son toit. Un jour donc, qu'il se livrait à cet hymne muet du cœur qui est la prière la plus douce et la plus vraie de la créature à son créateur, il en fut brusquement arraché par un nouveau bruit confus de cors, de piqueurs et de chiens venant de son côté. Au même instant il croit entendre un léger frôlement sous les pampres, et voit saillir en face de lui un renard qui, après deux ou trois bonds en zig-zag, suivis de bruyantes et copieuses fusées, s'élança sur un tertre voisin, et de là au pied du chêne, dans le creux duquel il s'insinua comme un ramoneur, car, un moment après, Blaireau le vit reparaître, à son grand étonnement, à l'orifice d'un trou immédiatement au dessous de l'infurcation du tronc, et rester là, comme un paisible bourgeois à sa croisée, peu soucieux des abois furieux de la meute qui, se rapprochant de plus en plus, ne tarda pas à faire irruption dans le champ comme un torrent tumultueux.
En ce moment, Blaireau, qui tremblait déjà pour son voisin, trembla plus fort en voyant les chiens le nez sur sa trace, se ruer en bloc et furieux vers le chêne; cependant le renard, loin d'éprouver la même émotion, gardait toujours sa paisible altitude, contemplant narquoisement de sa lucarne ses persécuteurs qui, avant d'arriver au tertre, rabattirent comme par enchantement leurs grosses voix, reculant la queue basse, non sans éternuer bruyamment, devant les copieuses fumées que le compère avait éparpillées sous sa croisée.
Mais à la vue des chasseurs accourant à leur tour, la terreur de Blaireau s'accrut ; craignant de se trouver placé entre la nécessité de découvrir la retraite du fugitif ou de mentir, il se hâta de rentrer dans sa cabane avant d'être vu, ferma soigneusement la porte au verrou et se tint coi près d'une lucarne latérale faisant face à celle de son voisin. Il y était à peine installé qu'il entendit les chasseurs, jurant et tempêtant après leurs chiens pour leur faire reprendre la voie; mais en vain.
— C'est donc un diable que ce renard, s'exclama l'un d'eux a qu'il reconnut pour le jeune marquis d'Axat. Voilà la troisième fois qu'il nous joue ce tour, et toujours à la même place; je n'en aurai pas le démenti.
A ces derniers mots Blaireau sentit une sueur froide humecter son front et se tourna avec anxiété vers son voisin; mais celui-ci, à sa grande joie, était prudemment rentré dans le tronc; le bonhomme fit de même ; il s'enfonça dans le plus obscur de sa cabane en retenant sympathiquement son souffle, comme si ses propres jours eussent été en péril.
Enfin, après de nouveaux et vains efforts pour faire reprendre la voie à la meute, les chasseurs s'éloignèrent. Alors seulement Blaireau respira plus à l'aise, il remit doucement le nez à sa lucarne et vit son voisin en faire autant de son côté; tous deux avaient l'air d'échanger un regard d'intelligence qui semblait dire : Nous l'avons échappé belle.
Dès ce moment leur connaissance fut faite. Et tandis que l'un ouvrait avec précaution la porte de sa cabane, l'autre se laissait couler de son premier étage au rez-de-chaussée, et de là dans la vigne où, pour se remettre de sa fugue laxative, il happait les raisins à droite et à gauche.
Le croquant s'habitua tellement à l'indulgente hospitalité de Blaireau, qu'il ne se gênait plus même en sa présence, pour fourrager sa vigne : de là, les doléances de madame Blaireau qui, pour couper court au dégât, jeta du poison au pied des souches, mais c'était temps perdu, car à peine avait-elle le dos tourné que Blaireau ramassait jusqu'au dernier atome la perfide amorce, et courait la jeter dans la rivière qui coulait au bas de son champ, non sans s'être demandé après coup, le digne homme, si les truites et les barbillons ne seraient pas victimes de sa partialité pour le renard.
Jusque là tout allait pour le mieux, et l'admiration du bonhomme pour son nouvel ami n'aurait fait que croître et embellir, sans quelques légers écarts qui jetèrent de fâcheuses lumières sur sa moralité. Manger les raisins, se disait-il, rien de mieux; c est le droit de toute créature qui a faim et qui aime les raisins ; mais faire de sa vigne un coupe-gorge pour les oiseaux et les lapins, voilà qui renversait toutes ses notions sur le juste et l'injuste. Il s'était aperçu, en effet, que son ami n'avait de l'anachorète que la cellule, et que, loin de se borner au régime végétal, il empiétait de telle sorte sur l'animal, qu'il ne se passait pas de jour que quelque grive friande ou quelque merle étourdi ne tombât sous sa dent, ainsi que le témoignaient les débris encore frais de plumes et d'os éparpillés autour de sa retraite. Il ne pouvait digérer surtout, ce candide Blaireau, un pauvre Janot lapin, surpris et méchamment étranglé sous ses yeux, pendant qu'assis tranquillement sous le pampre humide de rosée, il procédait de ses pattes de devant à sa toilette matinale ; mais ce qui surtout faillit à combler la mesure, ce fut un infâme guet-apens contre un saint homme de lièvre qui, dès l'aube, regagnait son gîte à petit bruit, tout parfumé des émanations du thym et de la lavande.
Ceci mérite quelques détails.
Un jour donc, Blaireau s'étant rendu à sa vigne dès le Potron-Jacquet (Expression encore en usage dans le siècle dernier : il avançait chemin monté sur son criquet, Se levait tous les jours dès le Potron-Jacquet.( Poème de Cartouche)), voulut s'assurer, avant de se mettre à l'ouvrage, si son voisin l'anachorète dormait encore. Il s'approche du chêne avec précaution, et ne tarde pas à le voir, grâce à la lune qui brillait, se hisser doucement sur l'infurcation du tronc, et là, le cou tendu, les oreilles droites et frémissantes, écouter, non sans se lécher de temps en temps les babines, le chant des coqs de Saint-Martin que lui apportait le vent, musique plus suave à son oreille que la plus belle partition de Rossini; mais soit qu'il n'eût pas saisi son véritable point d'acoustique, soit qu'une nouvelle idée trottât dans sa tête, il se laissa couler au bas de son observatoire, d'où, au lieu de se diriger vers Saint-Martin, il grimpa le long d'un sentier opposé, quêtant comme un chien le nez rez-terre, revint sur ses pas, s'arrêta court non loin de Blaireau qui le regardait faire, puis sauta prestement dans une touffe de buis, s'y blottit comme un chat à l'affût, et ramassant insensiblement, comme ce dernier, les pattes sous son ventre et balançant ses épaules, s'élança au milieu du sentier qu'il venait de quitter et rentra lentement dans sa cachette, comme s'il eût mesuré la distance qu'il venait de franchir. Le drôle répéta plusieurs fois la même manœuvre, sautant du même endroit et retombant à la môme place avec une admirable précision, au grand étonnement de Blaireau, qui de plus en plus émerveillé de cette singulière gymnastique, se perdait en conjectures pour en deviner le but :
- Peut-être, se disait-il, est-ce une danse matinale, utile à la santé de ces bêtes; possible encore qu'il secoue ses puces comme madame Blaireau, quoiqu'à vrai dire elle s'y prenne autrement... ou bien... Le bonhomme eût erré cent ans dans ses interprétations. si le renard n'avait pris soin de l'en tirer lui-même par une explication foudroyante.
Depuis quelques minutes il avait suspendu ses bonds et ne bougeait, non plus qu'un mort, de sa cachette. La lune en ce moment se confondait avec les premières teintes de l'aurore, quand Blaireau crut entendre rouler quelques petits cailloux dans le haut du sentier. Il se tourne et voit un lièvre, les oreilles droites et confiantes, descendant de leur côté : ce fut un terrible éclair pour le digne homme; il aurait voulu douter, mais le renard ne lui en donna pas le temps, car il tomba sur le râble du levraut comme une bombe, au moment où celui-ci passait sous sa cachette; et quand Blaireau, clopinant, soufflant et pantelant, arriva pour délivrer la victime, il ne trouva plus qu'un cadavre. Il ne perdit pas néanmoins la tête. Craignant que le corps du défunt ne servît de pièce de conviction contre lui, dans le cas où un garde viendrait à passer, il se hâta de l'emporter et de le serrer dans un panier qu'il cacha sous sa vigne.
Une chose le flattait pourtant, malgré son horreur pour le meurtrier, c'était sa docilité à lui céder sa proie: Qui sait, se disait-il, c'est peut-être un présent de sa façon qu'il a voulu me faire; mais notre papelard connaissait son voisin sur le bout du doigt, et savait mieux que normand de Normandie, qu'il faut savoir donner à temps pour mieux reprendre ensuite.
C'est ce qui arriva en effet. Le renard depuis un instant s'était réinstallé dans son observatoire aérien, d'où il suivait de l'œil tous les mouvemens du bonhomme; aussi, à peine le vit-il remis à l'ouvrage et le dos tourné, qu'il descendit et se glissant catimini sous les pampres, s'approcha du panier dont il souleva le couvercle avec son museau, et repêcha son lièvre qu'il fut enterrer à quelques pas de là ; puis, comme le grand jour était venu, il remonta la colline et s'enfonça dans la forêt des Fanges, semblable en cela aux grands scélérats qui, après la perpétration de leur crime, cherchent les ténèbres, redoutant autant l'œil du jour que celui de leur conscience.
Mais enfin allait sonner l'heure du châtiment, qui, bien que boiteux comme Blaireau, au dire des anciens, finit toujours par attraper le coupable.
Les abois de la meute retentirent de nouveau ce jour-là, répétés au loin par les échos de la Pierre-Lis ; soudain un chasseur parut au haut du sentier, théâtre du meurtre récent du lièvre, et se plaça de façon à dominer le point où les chiens étaient constamment en défaut. Blaireau continuait à bêcher son champ, machinalement et comme hébété par la douleur ; quelque chose glisse à ses côtés; il se retourne et voit maître renard fuyant dans la direction du chêne, non sans avoir préalablement lancé au vent ses fusées accoutumées, avec accompagnement de force gambades, mais cette fois en pure perte, car le chasseur en sentinelle, qui n'était autre que le marquis d'Axat, avait tout vu : aussi agita-t il son bonnet en l'air et lit-il signe en riant à ses gens d'approcher.
Le chêne fut cerné de façon à couper toute retraite à l'animal. Blaireau contemplait dans un muet effroi les préparatifs du siège, et quand il vit le marquis commander à ses gens de bourrer le tronc de chaume et de feuilles sèches pour l'enfumer, n'y pouvant plus tenir, il s'approcha de lui le bonnet à la main et la larme à l'œil, le suppliant d'épargner cette pauvre bête, son hôte, son ami... Il l'appela son ami, le brave homme. Mais chacun lui rit au nez. Cependant la fumée commençait à monter, s'échappant en légers filets des fissures de l'arbre. Le renard ne tarda pas à éprouver, comme le pendu de la complainte ( Au Puy donc il fut amené, Et pour si voire condamné A mourir de la courte haleine, Qui n'est pas une chose vaine; Car, messieurs, il faut l'avouer, Il y a du plaisir à respirer.(Complainte du Pendu)), tout le plaisir qu'il y a à respirer. Il se hâta donc, à mesure que la fumée montait, de gagner les étages supérieurs, pressé d'un côté par la vapeur croissante, de l'autre par la crainte de se montrer; il fut contraint néanmoins de mettre le nez à sa lucarne, en éternuant bruyamment au milieu des houras joyeux des assiégeans; enfin, n'y pouvant plus tenir, il sauta sur le haut du tronc d'où, pendant qu'il protestait contre cette violation de domicile, en montrant ses dents aiguës et luisantes, un coup de feu l'étendit mort au pied de l'arbre, sur les débris de ses propres victimes.
Blaireau n'attendit pas la fin de la tragédie pour aller se cacher dans sa cabane; il y resta comme anéanti, la tête entre ses mains; au bruit du coup qui tuait son ami, il fit un soubresaut comme s'il eût été frappé lui-même.
Cependant les chasseurs se retiraient, emportant en triomphe le croquant, dont la peau, pour servir d'exemple à ses pareils, fut clouée prevôtalement à la porte du château d'Axat où, pendant plusieurs hivers, sa queue flottante qui faisait l'admiration de Blaireau, servit d'épouvantail aux oiseaux de nuit.
L. AMIEL.
(Extrait des Souvenirs d'un Chasseur des Pyrenées.)

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